Rompus à un art de penser purement verbal, les sophistes s’employèrent les premiers à réfléchir sur les mots, sur leur valeur et leur propriété, sur la fonction qui leur revenait dans la conduite du raisonnement : le pas capital vers la découverte du style, conçu comme but en soi, comme fin intrinsèque, était franchi. Il ne restait plus qu’à transposer cette quête verbale, à lui donner pour objet l’harmonie de la phrase, à substituer au jeu de l’abstraction le jeu de l’expression. L’artiste réfléchissant sur ses moyens est donc redevable au sophiste, il lui est organiquement apparenté. L’un et l’autre poursuivent, dans les directions différentes, un même genre d’activité. Ayant cessé d’être nature, ils vivent en fonction du mot. Rien d’originel en eux : aucune attache qui les relie aux sources de l’expérience ; nulle naïveté, nul « sentiment ». Si le sophiste pense, il domine tellement sa pensée qu’il en fait ce qu’il veut ; comme il n’est pas entraîné par elle, il la dirige suivant ses caprices ou ses calculs ; à l’égard de son propre esprit, il se comporte en stratège ; il ne médite pas, il conçoit, selon un plan aussi abstrait qu’artificiel, des opérations intellectuelles, ouvre des brèches dans les concepts, tout fier d’en révéler la faiblesse ou de leur accorder arbitrairement une solidité ou un sens. La « réalité », il ne s’en soucie guère : il sait qu’elle dépend des signes qui l’expriment et dont il importe d’être maître.
Cioran, La Tentation d’exister, Coll. TEL, p.127-128 (« Le style comme aventure »), Gallimard, 1956